Aujourd’hui, Rimbaud...
Rimbaud. C’est un axiome : « II faut être absolument moderne ». La grande simplicité, l’irréductible, son évidence réside dans l’affirmation : « absolument ».
Cela veut dire : toujours et toujours impossible à atteindre. Quelque chose de très dpférent de l’anneau, de l’éternel retour.
Une proportion infixable et incessante, comme la relation extrême entre le cercle et le carré, dont la réelle proportion ne consiste pas — comme on le suppose — à s’« ajuster » mais à se maintenir dans l’imminence de... Comme deux pôles (ou plus) d’un champ électrique impalpable.
Ce champ est ce qui ne cesse d’être inconnu et présent. II ne s’agit déjà plus d’une marge à conquérir « là-bas ». Il s’agit d’« éveiller » la quantité d’inconnu de chaque temps. Comme le cuivre s’éveille clairon. Ici et maintenant. Ainsi, l’art éternel aura ses fonctions, comme les poètes sont citoyens — nous dit-il. La disjonction entre parole et action, déclarée comme éclair poétique par Rimbaud, c’est elle, cette proportion incessante et impossible à fixer. Lumière de notre modernité, qui se joue en cette rigueur d’extrémité, dans cet « absolument ». Il ne s’agit pas de vouloir les « joindre » l’une à l’autre. Non plus de rimer. Mais qu’elles se manifestent disjonctives, ouvertes. La plénitude rigoureuse du risque, qui donne place. Chaque aurore ( « éveillement ») porte avec elle, est en elle-même son inconnu, sa propre nuit, qui ne se dissipe pas, ni ne disparaît, mais qui est là comme Cacciaguida au Paradis, « clos et parvenant de son propre rire ».
Rimbaud est resté inaccessible à toute exégèse, que ce soit celle des poètes, celle des critiques ou essayistes, etc. Je m’explique. Si Heidegger, avec une lucidité aveuglante, nous laisse au bord même de la falaise où s’ouvre à nouveau la pensée — et pensée n’est jamais que pensée de l’être — il n’est pas moins certain qu’il suppose encore que cette pensée nous apportera un avènement. Cette futurition implique une directionalité ou promesse qui, d’une façon ou d’une autre, retombe dans la possibilité. Rimbaud (peut-être comme Hölderlin par rapport au grand Idéalisme) dépouille le futur de sa futurition. Éveiller l’inconnu, cela n’est pas pour demain. Cela a déjà lieu. Plus encore, le dire, c’est l’avoir déjà fait. Et dans cette actualité, nous vivons tous, que nous le voulions ou non. Cet axiome régit la terre d’aujourd’hui à partir de ce constant déjà.
Savoir si cette terre couve un lendemain ou non est sans intérêt. Malgré tous les futurologues réunis ou désunis. Quand Heidegger avère la falaise où la terre « ferme » de l’être nous lance à la mer, au ciel et à l’air — nous sommes déjà là, déjà là. Révélation apodictique de Rimbaud, avec le « je crois — j’y suis » de la Saison. La difficulté, c’est notre habitude millénaire de prendre un axiome comme point de départ pour des déductions. Mais ici l’axiome vaut en tant qu’il est lui-même et pour lui-même. L’inconnu constant nous donne à tous et à chacun un soleil qui s’éveille avec lui-même. Et le même astre soleil qui nous illumine, quand il se métamorphose en sa propre nuit, voilà qu’il nous suspend dans la menace vivante de revenir paraître ou non. L’improbabilité n’est déjà plus un danger, mais le risque vivant et inhérent à l’apparaître lui-même. Comme le bateau — qui ne va ni ne vient d’aucun rivage : il est bateau dans sa mer, tous deux étant l’un avec l’autre. Une telle admiration instantanée n’a d’équivalent que celle qui « fit Neptune admirer l’ombre d’Argo » — Dante dit là sa rencontre face à face avec Dieu. La relation incessante et impossible à fixer. Le nombre absolu, et pour cela hors de toute perspective d’être atteint ou non. Le nombre qui émerge comme la baleine blanche. L’efficacité de cet axiome saute aux yeux. La terre s’ordonne aujourd’hui déjà à partir de lui, et non plus à partir d’idéologies. S’ordonnant ainsi, elle ne s’ordonnera bientôt plus par « économies », mais dispendieusement. Comme déjà elle n’est plus ordonnée selon les races. Malgré tous les poids que nous traînons à la remorque.
L’axiome est « là », il est dit. Et comme dans le cas de Pythagore, partout où il y a un triangle rectangle, que nous le voulions ou non, la somme des carrés des côtés égale le carré de l’hypothénuse.
Un tel axiome est une autre inépuisable modulation du dire, qui se fit rythme de questionnement en Grèce. Tel est l’Occident. C’est une autre modulation que le τί τό ον. [1]
Et aujourd’hui selon la conception de l’être comme entièreté, la question, à partir de la falaise heideggerienne, chante dans le vent — et poétiquement, comme oiseau vivant, existant et régissant, elle chante en Rimbaud.
Et c’est par l’autorité de l’esprit que tel est l’Occident ; avec tous ses développements cruels, il est tel que Rimbaud le dit dans « L’Impossible ». Être et rester dans la modulation d’un tel rythme, c’est ce que nous demande Rimbaud dans les deux dernières lignes de « Dévotion », son testament. Oui — « Mais plus alors ».
Bien sûr, la voix poétique parle avec des poèmes, avec des lettres (si mal lues par Breton), avec des silences (celui de Pétrarque plus intense que celui de Rimbaud), avec des explorations, etc. La voix poétique parle avec tout. Et elle parle pour dire son axiome, irréductible, évidence, quantité d’inconnu s’éveillant en chaque temps.
Le Rimbaud qui s’en va de chez lui pour revenir constamment à la maison de sa mère et de sa soeur — jusqu’à la fin ; le Rimbaud commerçant ; trafiquant ; le Rimbaud de Verlaine ; et, pourquoi pas, le Rimbaud d’Étiemble — ils peuvent, chacun, être matière pour d’autres disciplines, depuis la linguistique jusqu’à la psychanalyse, la sociologie ou l’astrologie. Problème pour chacune de ces disciplines : sont-elles capables d’éveiller quelque chose d’inconnu dans leur propre intériorité ?
Pour le Rimbaud poétique, elles ne disent ni n’ajoutent rien. Elles ne peuvent le faire — de par l’axiome de Rimbaud, avec lequel s’ouvre, splendide, la modernité.
Notas
- ↑ «Los que está siendo», Esquilo.