Le donner cours

De Amereida
Le donner cours

Libro-blanco.png

TipoArtículo
EdiciónLiberté, «L’écriture et l’errance» Nº 6, pp. 89-93. Rencontre Québécoise Internationale des Écrivains
CiudadMontreal
Fecha23 noviembre 1972
NotasEl mismo año aparece una versión en español en el libro Odas (Ediciones Universitarias de Valparaíso, 1972), como parte del «Prólogo General» de la edición. La última versión en español de este escrito se publicó en Poética I, Hay que ser absolutamente moderno, «Dar curso» p. 51-57; Iommi, EUV 2016.

Parlons autrement, par exemple la poésie dit d’elle-même qu’elle est essentiellement donner cours.

Ne faudrait-il pas, pour mieux comprendre, penser le cours selon ce qui l’empêche de se donner cours, c’est-à-dire : l’obstacle ? Dans ces cas, cours et obstacle sont des termes antinomiques et le rapport optimum entre eux pourrait être, pourquoi pas ? le détournement, l’élusion de l’affrontement. Elusion de la haie sur la contrainte de l’économie et la justesse qui convient au se donner cours — à la façon du fleuve qui coule, ici et comme il peut, en faisant son lit. D’autre part et à la limite, l’obstacle aussi, deviendrait-il la haie qu’exclut, hors de l’affrontement, toute autre chance. L’antinomie cours-obstacle, ainsi considérée, fait la rigueur. Dans ces conditions il est possible de remettre en question l’antinomie même et de supposer, par exemple, que le rapport entre les termes n’est pas antithétique.

Cette mise en question, peut-être, nous fraye un chemin pour mieux comprendre la poésie dite essentiellement comme le donner cours. Par le biais d’un exemple, essayons de la regarder de plus près. Il s’agit d’observer la course à pied de cent dix mètres haies. La piste plane est une frange coupée périodiquement par des obstacles qui, d’un bord à l’autre, empêchent le cours. A l’œil, les obstacles verticaux sont opposés ; mais là et dans ces conditions précises la course a lieu. La course consiste précisément à inventer une autre piste, qui reste toujours invisible, hors de son propre trans-cours. Le coureur, qui ne saute jamais, à la façon du saut en hauteur ou en longueur, passe les haies ; il dessine, fugace, une autre piste ondulée, laquelle monte et descend en alternance depuis la hauteur des haies. Cette nouvelle piste coule en s’ondulant à partir du plan de base jusqu’aux barrières de sorte que ce qui était obstacle sur la frange plane s’illumine au-delà d’une autre fonction.

La course se montre elle même comme course là où justement elle paraissait assez impossible, et du coup, elle nous révèle une autre piste qu’on ne voit ni avant ni après le trans-cours, mais au seul instant qu’elle révèle qu’elle se révèle. Cette piste inapparente, fugace, inventée, qui se fait cours est la course même, qui comme telle s’expose pendant le moment de la course. La poésie, semblable à la course, ne serait rien d’autre, fondamentalement, que son propre donner cours ; son propre « se montrer » comme tel dans la multiplicité de ses inventions, lesquelles manifestent pendant ses transcours, tout ce qui hors d’eux n’est plus reconnaissable poétiquement (inventio-invenire-venire-vers-donner cours). Pour cette raison, toute distinction entre forme et contenu, reste insoutenable, et n’est qu’un confort qui pour autant ne permet pas de « comprendre ». D’après cet exemple l’équivalent serait-il de prendre comme forme le donner cours (la course) et comme contenu ou signification, les obstacles ? Voilà pourquoi sont stériles les prétentions d’imposer des significations aux formes supposées poétiques ou vice-versa. Bien plus profond est le rapport possible entre forme et signification. Prolongeant l’exemple de la course, disons que dans la piste plane d’une langue inventée, le trajet sur les hauteurs des significations des mots s’expose pour se montrer essentiellement comme trajet toujours inventé. C’est-à-dire, comme donner cours. Dans cette exposition ou invention, les significations qu’elles soient ou non intelligibles — prennent un éclat particulier et ne se laissent voir que dans la course, jamais dans un autre contexte —. Par exemple, le bleu de ce tableau n’est jamais cet autre bleu de cet autre tableau, même si la couleur est identique et si les deux sont peints par le même peintre. En ce sens, la poésie est le discours par excellence, c’est-à-dire, ce qui, comme langage humain, s’offre en ouvrant cours. Voilà pourquoi nous pensons que les « époques » se différencient entre elles selon leurs discours. Elles ne se distinguent pas principalement par tout ce qu’elles font ou négligent, par ce que font ses majorités ou minorités ; mais elles sont vraiment différentes par tout ce qui, à travers elles et par elles, se fraye cours — soit l’originel devenir ou le discours inventé.

Dire que l’activité poétique de l’homme a son propre fondement, que chaque fois la poésie est sa propre géométrie ou façon de s’ouvrir ou mode particulier de donner cours, c’est définir la modernité même de notre temps. Bien probablement chaque temps fut différent par son mode à soi de se donner cours.

Rimbaud avec sa délicatesse de couperet, nous fait signe pour nous dire qu’en Occident, après les Grecs, poésie et action ne « rythment » plus. Donc ce qui donne et se donne cours — le discours — est disjonctif vis-à-vis de l’action. Mais Rimbaud visant plus loin, proclame que cette disjonction est dorénavant acquise, va se maintenir, puisque la poésie désormais devancera l’action. Disons que n’importe quel se donner cours vraiment moderne est déjà une incessante et irrépressible irruption. Dirait-on que l’absolue modernité de la poésie implique sa constante inactualité ? Je le crois ! Voici pourquoi la poésie n’arrive pas à persuader, à formaliser, à qualifier ni commenter des « inquiétudes ». Elle est dite comme l’incessant donner cours, parce que l’inquiétant lui appartient en propre et du coup l’éloigne des inquiétudes à la mode. On concevra alors que la renommée de tout poète actuel ne peut qu’être entachée d’équivoque. Et pourtant rien n’exclut la probabilité d’un peuple, si on pouvait encore parler de « peuple », qui puisse se configurer selon la vision de Rimbaud disant « un peuple de colombes » ou peuple ouvert. Aussi, ne faut-il pas exclure la probabilité d’un certain pouvoir vraiment moderne, qui, au lieu de dicter comme il l’a fait jusqu’ici, serait capable de se changer lui-même à partir de soi pour se donner à l’ouvert ...

Femmes d’Amérique ! N’enfantez plus des fils comme des arbres qui ont des racines, ce n’est pas votre tâche, enfanter nos fils comme des oiseaux, ils auront des racines plus larges dans le ciel, plus féroces dans le vent, parce que le ciel et le vent appartiennent aussi à la terre.

Godofredo Iommi


Notes

Donner cours : Platon, Le Banquet — 205 c. Donner cours en tant qu’errance et re-orientation : Dante : Divine Comédie, Enfer, chant 1 vers 1,6 Saint Jean de la Croix, La Nuit Obscure. Lautréamont, Maldoror, chant 2, des mathématiques. 
Fernand Ouellette, « le nombre solaire émerge », etc. Passer l’obstacle : Pindare X Pythique (et Pindare chant sur commande, à thème fixe, etc.) Cervantès, Don Quichotte (le poète naît poète, il ne se fait pas poète ; le livre commencé en prison, se dégageant par sursaut des intentions de l’auteur pour devenir le livre du livre tout en restant, comme l’Odyssée, La Divine Comédie, le Faust, la traversée même. H. Melville, Moby Dick, « la montagne de neige suspendue dans l’air ». Leonardo de Vinci, Sur la peinture (à propos du regard sur le mur), etc. Forme et contenu : Gongora, Lettre sur Las Soledades. Dante, Purgatoire, chant 24 vers 52, 54 rencontre avec Buonagiunta. François Fédier, (inédit) ; notion du « pragmata » dans le Per-hermeneia d’Aristote, etc. Cervantès, Don Quichotte, à propos de la « différence » entre prose et poésie — parole nouée et parole dénouée (poème épique). Mallarmé, Sonnet à Edgar Allan Poe, etc. Discours et époque : Otto, Théophanie, le temps des Dieux. Bible, le temps du Dieu (soit d’après Joachim de Fiore) à travers Vico jusqu’à Hegel et Marx selon la progression en trois étapes ; soit le cône de Dante, l’immédiat horizontal chez Nicola de Cuse, soit Dieu comme absence chez Hölderlin), etc. Alberto Cruz Covarrubias, Cahier de la Ville Ouverte, Valparaiso 1971, l’époque se découvre à l’instar de la liberté. La liberté sans option comme fondement de l’architecture. Poème et action : Rimbaud, Lettre du voyant. Hanna Arhendt, La condition humaine, le manque du politique à la faveur de la politique, cause de l’absence d’architecture et tragédie. Michel Deguy, Le Poète sans Etat. « Revue de Poésie » Paris. L’inquiétant comme fondement : Heidegger, traduction et glose d’un Choeur d’Antigone de Sophocle. Lautréamont, Poésie (rapport de la poésie avec les « inquiétudes » ou actualité). Amereida, Poème collectif publié à Santiago de Chili, 1971. (Le continent depuis son origine américaine en quête de sa propre distinction, le sens de ses morts. L’appelle d’une nouvelle orientation). H. Melville, Moby Dick, le Pacifique. Marsilio Ficino, Théologie platonicienne, Volume 2, livre XIV, chapitre IV, l’existence exclut toute possible domination d’un homme sur l’autre. G. Iommi, « Revue de Poésie », Ode à K, l’ouverture fondée dans la paternité du vide. L’incessante ouverture : R. Marteau, « j’imiterai Dieu qui ne travaille que contre soi ». Finalité (sens fin) du discours poéitique Shakespeare, Songe d’une nuit d’été (... « to give to airy nothing a local habitation and a name »).